Seule femme à avoir obtenu le César du meilleur réalisateur (pour Vénus Beauté en 2002) alors que la cérémonie existe depuis plus de 40 ans, Tonie Marshall nous a fait l’immense amitié de venir à la convention des elles du Groupe BPCE le mois dernier. En femme ouvertement engagée en faveur de la mixité, elle a accepté de se prêter à une interview sans complaisance sur la place des femmes dans l’industrie du cinéma et plus largement, sur leur statut dans la société, un an après la sortie de son film « Numéro Une » qui retrace le parcours d’une femme prenant la tête d’une entreprise du CAC 40 ; un an aussi, après la déferlante #MeToo visant à dénoncer les abus sexuels touchant les femmes.
Les elles du Groupe BPCE : Dans Numéro Une, vous avez filmé l’entreprise et son arrière-décor, la dureté des relations humaines… ce monde vous a-t-il surpris ?
Tonie Marshall : Pour réaliser ce film, j’ai écouté de nombreuses femmes, qui avaient ou avaient eu des postes « haut-placés » (le poste de PDG femme du CAC 40 n’existant pas, NDLR) dans des entreprises différentes. Mon personnage est un mix de toutes ces rencontres mais il est un peu en-dessous de la vérité. Pas de la vérité du personnage mais de certaines brutalités verbales. J’ai modéré les dialogues parce que je ne voulais pas faire un film anti-hommes ; je crois très profondément à la mixité.
Est-il si éloigné, ce monde de l’entreprise, de l’industrie du cinéma ?
L’entreprise dispose d’un système hiérarchique extrêmement fort et en cela, il se différencie de notre profession, plus anarchique. Chaque film est un prototype autour duquel gravite une équipe qui se forme pour l’occasion, se soude autour d’un objectif commun puis se dissout une fois le projet achevé. Mieux organisée, l’entreprise doit pouvoir découvrir des choses plus vite mais aussi les étouffer plus vite, si j’ai bien compris…
Les inégalités hommes-femmes semblent tout aussi criantes …
Quand on regarde les statistiques, on tombe de notre chaise… littéralement. Pour pallier les inégalités, nous allons expérimenter dès 2019 avec le CNC (Centre national du cinéma et de l’image animée, NDLR), non pas des quotas (difficiles à mettre en place dans des métiers où les affinités artistiques priment) mais des incitations. Si une production engage davantage de femmes, devant mais aussi et surtout, derrière la caméra, elle sera dotée d’une bonification financière ; comme le secteur du cinéma fonctionne avec des financements / subventions, nous pensons que cela pourra avoir un impact, favoriser la parité et les prises de consciences.
Vous êtes la seule femme à avoir reçu le César du meilleur réalisateur, Kathryn Bigelow et Jane Campion, les seules femmes réalisatrices à avoir obtenu, un Oscar pour la première, une Palme d’Or pour la deuxième, respectivement pour Démineurs et La leçon de Piano… l’industrie du cinéma est-elle misogyne ?
C’est l’addition de plusieurs phénomènes. Comme on le sait, les comités de sélection des festivals sont à très grande majorité masculins. Cette disproportion devrait être rectifiée désormais, puisqu’une charte a été signée, grâce au collectif 50/50, par les grands festivals du monde entier – Cannes, Venise, Berlin, Toronto… – afin que les comités de sélection soient à parité.
Au-delà de cette problématique, certains experts y voient le reflet du peu de femmes cinéastes. J’ai fait des interventions à la Fémis (École nationale supérieure des métiers de l’image et du son, NDLR), les filles y sont tellement nombreuses que l’on cherche les garçons ! Une fois sorties de l’école, cependant, elles disparaissent des écrans radars… Qu’est ce qui se passe ? On ne le sait pas. On va essayer d’éclaircir cette situation afin de comprendre pourquoi. Pourquoi, alors qu’il est très difficile d’entrer dans cette grande école du cinéma : N’y arrivent‑elles pas ? N’ont-elles plus envie ? Ce sont des phénomènes qu’il faut analyser.
Parlons de la représentation des femmes à l’écran… Un échantillon de 200 films américains a récemment été passé au crible du test Bechdel – qui vise à déterminer la place qu’accorde le cinéma américain aux personnages féminins : leur proportion se situe autour de 20 % ; lorsque les femmes s’expriment sur un autre sujet que celui des enfants, du mari ou de la cuisine, le pourcentage doit tomber à moins de 5 %… Je ne vous parle même pas des femmes de plus de 50 ans (Lire aussi l’interview de Murièle Roos, Editrice de Femme Majuscule ici). L’association des acteurs/actrices de France (AAFA) a fait le calcul : si les femmes de 50 ans et plus représentent un quart de la population française (majeure), elles ne se voient attribuer que 6 % des rôles…. Elles disparaissent purement et simplement des fictions, pour ne revenir pour certaines, que lorsqu’elles sont très âgées dans des rôles de vieilles dames. Ce n’est pas la même chose au théâtre où, à quelques exceptions près, l’âge n’a pas (autant) d’importance. Au cinéma, il y a un principe de réalité d’images… J’ai réalisé un film avec Catherine Deneuve et William Hurt (Au plus près du paradis), une histoire d’amour, qui avait été sélectionnée au Festival de Venise. Imaginez donc ce qu’un journal – non français – avait titré à l’époque : « une comédie ménopausée ». C’est quand même très violent… C’est très violent mais c’est aussi, à certains égards, le reflet de la société, de la représentation des femmes dans la société. Admettons qu’elles ne puissent plus, soi-disant, symboliser le désir absolu, qu’est-ce qui empêche qu’elles jouent des rôles de femmes actives à l’écran … Si les femmes comptaient davantage dans la société, elles compteraient aussi davantage à l’écran.
Pensez-vous que les lignes puissent réellement bouger ?
Je fais le même constat que Patrick Banon (écrivain et essayiste, spécialiste des questions d’interculturalité et de diversités, lire son interview sur le Blog des elles du Groupe BPCE ici) : dans la société, il y a beaucoup de morales, beaucoup de religions qui sont enclins à enfermer les femmes dans des cases, à les cantonner dans un rôle. Tout est organisé sur le masculin depuis le début. Changeons ça ! On va y arriver. Mais pour y parvenir, il faut embarquer les hommes. Il ne faut surtout pas donner l’impression que les femmes prennent la place de qui que ce soit. Elles prennent seulement leur place dans une société où elles sont à 50 % au moins …
Quelques mots sur #MeToo, un an après que le milieu du cinéma s’est levé ?
Le harcèlement, le viol, ce sont des évènements qui sont de l’ordre du pouvoir et de la domination. Il faut être solidaire de ces femmes qui se font agresser, frapper. Ce n’est pas simple de résister, de ne pas se sentir humiliée. Il faut permettre à ces victimes d’aller jusqu’au bout des procédures. C’est la seule façon de sanctifier le fait que ce n’est pas autorisé, que ce n’est pas rien, que ce n’est pas naturel.